Texte 16, Harmonie du soir
Introduction:
Le poème 47 des FDM appartient à la section « Spleen et Idéal » et s’inscrit à la fin d’un cycle de poèmes consacrés à Mme Sabatier, une maîtresse de Baudelaire à laquelle il envoya un exemplaire du recueil accompagné d’une lettre «Tous les vers compris entre la page 84 et la page 105 vous
appartiennent». Le poème se rapproche de la forme fixe du pantoum qui se caractérise principalement par une reprise de vers : les vers 2 et 4 de chaque strophe sont repris comme vers 1 et 3 de la strophe suivante. Il déploie ainsi une forte musicalité et une harmonie que l’on retrouve
dès le titre : « Harmonie du soir ». Dans ce poème constitué de 4 quatrains d’alexandrins, Baudelaire, alors que le soleil se couche évoque son spleen croissant qui, à la fin du poème, se transforme en une extase mystique. LECTURE Nous chercherons à comprendre comment la
structure particulière du poème et les correspondances qui y sont établies permettent de transformer le spleen. Pour cela, nous procéderons à une analyse linéaire qui suivra les 4 mouvements du poème correspondants aux 4 strophes : l’atmosphère enivrante mais triste du soir devient dans la strophe 2 plus mélancolique ; la strophe 3 partage une atmosphère angoissante tandis que dans la strophe 4 les ténèbres sont dissipées par une lumière intérieure.
I. À partir des motifs de la fleur et de la valse, la première strophe évoque l'atmosphère du soir faite d'ivresse mais aussi de tristesse.
Tout d’abord le vers 1 s’ouvre sur une formule solennelle Voici venir les temps où que l’on retrouve fréquemment dans la Bible. Elle annonce que va arriver un moment privilégié et attendu par le poète, peut être un moment sacré ou un moment de grâce, comme le suggère le mot à la rime du vers 2 encensoir qui renvoie au lexique religieux. Ce premier vers inaugure également un mouvement qui parcourt tout le premier quatrain : à l’aide
verbes : venir, vibrant, s’évapore, tournent et puis par deux noms dans le vers 4 : valse et vertige. L’allitération en v contribue également à suggérer ce mouvement qui commence par une vibration puis se renforce dans le tournoiement de la valse. Les assonances en i et an qui alternent dans le vers 1 introduisent également un rythme binaire qui scande le vers. Le terme de tige introduit le CL de la nature qui se développe dans le vers suivant et précise le moment annoncé par le titre : le soir.
Le vers 2 entame un jeu de correspondances:
- entre les différents sens selon le principe de la synesthésie En effet aux sens de la vue (tige) et de l’ouïe (vibrant) amorcés dans le vers 1, se mêle le sens de l’odorat puisque le vers établit une comparaison entre le parfum exhalé par les fleurs, le soir, et le parfum de l’encens diffusé dans une église. Le mouvement de balancement du vers 1 se poursuit avec l’objet de l’encensoir.
- entre le monde naturel et le monde spirituel. On observe aussi un mouvement vertical grâce au verbe s’évapore (mouvement ascendant) et à la transformation de la matière (cf. alchimie) propre à l’évaporation (eau, gaz). Le nom encensoir mis en valeur à la rime confirme la correspondance verticale expliquée dans le poème IV « Correspondances » : La Nature est un temple où de vivants piliers / Laissent parfois sortir de confuses paroles.Dans le vers 3 le système des synesthésies se développe avec l’association explicite de l’ouïe (les sons) et de l’odorat (les parfums) pour atteindre une forme de tourbillon qui se prolonge dans le vers suivant avec la valse. Ces associations forment ainsi un ensemble de sensations harmonieuses générées par la nature que la scansion régulière de l’alexandrin (6/6) renforce. Là encore on retrouve une illustration du poème « Correspondances » : «Les parfums, les couleurs et les sons se répondent». Les rimes masculines embrassées encensoir / soir forment un écho de sonorités envoûtantes et annoncent l’effet de répétition du pantoum sur le thème du soir caractérisé par sa
beauté et son charme envoûtant. - Le vers 4 qui poursuit le tournoiement avec le nom valse est construit en chiasme et introduit une émotion complexe. En effet tristesse et beauté sont étroitement liés : la valse enchantée des vers précédents est maintenant caractérisée par l’épithète mélancolique, tandis que l’adjectif langoureux, (associé à la volupté) caractérise le nom vertige qui exprime un mouvement d’attraction vers le bas et s’oppose ainsi à l’élévation suggérée au vers 2.
II. La strophe2 reprend les motifs de la fleur et de la valse, mais la mélancolie initiée dans la strophe 1 s’accentue.
La strophe 2 s’ouvre sur un vers déjà connu puisqu’il est repris de la strophe 1, de même pour le vers 7 qui avait introduit la tristesse et la mélancolie dans le premier quatrain. Si cette reprise contribue à mimer en quelque sorte le mouvement grisant de la valse, l’association avec les deux nouveaux vers modifie les effets produits. En effet l’alchimie du vers 5 qui introduit une correspondance verticale et pourrait constituer un envol vers l’idéal et la spiritualité est freiné par la tristesse et même la souffrance des deux vers suivants.
Le début du vers 6 est marqué par la diérèse qui accentue l’assonance en i et fait entendre la musique aiguë du violon comme l’affliction intense du cœur qui souffre. La personnification du violon sujet du verbe frémit renforce la présence sensible d’un être qui souffre, sans doute le poète(désigné par métonymie avec le mot cœur) et le mot cœur suggère la souffrance amoureuse. La comparaison est marquée par une allitération en K comme un cœur qu'on qui accentue le poids ou l’agressivité de la douleur.
Le vers 7 étroitement relié au précédent par la rime embrassée en -ige (aux sonorités aiguës) se charge de davantage de tristesse que dans le premier quatrain. Le vertige qui rime avec afflige évoque davantage le gouffre caractéristique du spleen.
Le vers 8 rattaché au vers 5 par la rime constitue un arrêt du mouvement tournoyant et douloureux. Il permet une sorte d’apaisement par un retour à la contemplation du ciel et à la dimension mystique apportée par le terme religieux de reposoir. Ce nom évoque aussi la mort, mais les reposoirs à l’occasion des processions religieuses étaient souvent fleuris, ce qui tisse plutôt un lien avec le vers 5. Enfin ce vers est marqué par une alliance d’adjectifs triste / beau qui traduit une conception baudelairienne de la beauté que le poète définit ainsi dans « Fusées » (notes écrites env. 10 ans avant sa mort, mais publication posthume) « C'est quelque chose d'ardent et de triste [...] qui fait rêver à la fois de volupté et de tristesse ».
III. La strophe 3 voit la tristesse se transformer en angoisse marquée par le passage inéluctable du temps
La strophe reprend selon le même principe du pantoum 2 vers précédents.
Le vers 9 produit une nouvelle impression, par sa place et son nouveau contexte. En début de
quatrain, il indique que l’idée de souffrance va dominer et le nom cœur repris dans le vers 10 focalise
l’attention sur le poète.
Le vers 10 est une expansion du nom cœur du vers 9.
Un cœur > qu’on afflige
> tendre
> qui hait le néant vaste et noir
L’adjectif tendre laisse penser que la souffrance est encore plus forte, car ce cœur est particulièrement sensible. Sa tendresse est d’ailleurs juxtaposée à des sonorités rudes : qui hait ce qui renforce l’opposition. Et la césure n’est pas régulière 4/6. Baudelaire éprouve fréquemment un dégoût de l'existence où se mêlent l'angoisse et l'ennui : le spleen. On le retrouve ici dans le peur des ténèbres et dans la hantise du vide conjuguées dans l'expression « néant vaste et noir ».
Le vers 11 repris de la strophe 2 prend ici un nouveau sens car le ciel fait suite au néant, rendant l’élévation impossible reposoir ne rime plus avec un mot ce terminant par soir, il est davantage tourné vers la mort (la valse et la fleur sont absentes du troisième quatrain) et le vers suivant.
Le vers 12 propose une image dramatique composée de deux métaphores : celle de la noyade et celle du sang « Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige... ». La première présente la dissolution du soleil couchant, personnifié, comme un anéantissement. Quant à l'image du sang, elle est appelée par une analogie entre la couleur rouge et celle du soleil couchant. Mais elle révèle aussi la projection d'une impression personnelle : celle d'un arrêt du cœur ; le sang, normalement symbole de vie, puisqu’il se fige renvoie ici à la mort. Le caractère tragique de la scène est souligné par une allitération en s qui crée un sifflement sinistre et la rime qui associe la souffrance afflige/ à la mort se fige.
IV. La strophe 4 permet la dissipation des ténèbres grâce au souvenir.
Le vers 13 repris cette fois au début de la strophe va permettre au «cœur», c’est-à-dire au poète souffrant, affligé par le spleen, de devenir le sujet (actif) d’une proposition principale qui se trouve dans le vers 14, juste après. Cela annonce le dépassement du spleen.
Le vers 14 introduit un nouveau thème celui du souvenir dénoté par deux noms en début et fin de vers : passé et vestige. Le mot vestige (= trace de ce qui n’est plus, de ce qui a disparu. Étymologiquement, c’est la trace laissée par l’empreinte du pied) est retardé à la fin du vers,
- ce qui provoque un effet d’attente et en renforce l’importance
- ce qui permet d’offrir un contraste plus saisissant entre la fin du vers 13 noir » et le début du vers 14 avec l’adjectif « lumineux ». Ainsi nous sommes plus sensibles à l’irruption de la lumière. On pourrait voir aussi avec le verbe recueillir un écho au lexique religieux : se recueillir, recueillement
Le vers 15 prend un nouveau sens car le soleil est associé à la lumière (« lumineux ») du vers 14 et annonce le verbe luir du dernier vers. Ainsi le sang qui se fige et la mort qui l’accompagne semble annulé par la lumière et le souvenir.
Le vers 16 constitue la chute du poème, il remplit la fonction de dédicace. L’énonciation change du fait de l’intrusion de la 2e personne (« ton ») et de la 1e personne (« moi ») : la 3e personne tout au long du poème. Le souvenir qui surgit et éclaire le poète doit être, bien que le texte n’en offre aucune preuve, celui d’une personne aimée à laquelle il s’adresse (et dont la liaison ne serait plus qu’un souvenir). On considère généralement qu’il s’agit de Mme Sabatier. Ainsi le souvenir heureux de leur amour est capable de supplanter le spleen et d’en faire un souvenir lumineux et rayonnant, en forme de soleil, offert par la 3e comparaison religieuse du poème : « comme un ostensoir ».
Conclusion :
Nous avons pu voir dans cette analyse que Le soir instant privilégié où les fleurs exhalent leur parfum enivrant était aussi source de spleen, de souffrance et d’angoisse morbide avec l’arrivée des ténèbres.
La reprise de vers identiques structure la progression du poème et nuance les tonalités propres à chaque strophe mais permet de révéler une extase finale réalisée grâce au souvenir de la femme aimée à qui finalement ce poème semble dédié.
Créez votre propre site internet avec Webador